Quand le passé parle au présent : “Le dernier témoignage”, de Luke Holland

Le 23 mars est sorti en salle « Le dernier témoignage », documentaire signé du réalisateur britannique Luke Holland et présenté en avant-première au 77ème Festival International du Film de Venise en septembre 2020.

Historiquement essentiel mais humainement glaçant, Le dernier témoignage donne la parole à la toute dernière génération encore vivante d’hommes et de femmes ayant connu — voire participé activement — au Troisième Reich d’Adolf Hitler, de 1933 à 1945.

Et dès les premières images, le « décor est planté » : le film s’ouvre en effet sur des chants appelant au meurtre de juifs, rappelant qu’on les reconnait aisément « à l’odeur » ou « au profil ». Dans une Allemagne qui n’est pas encore totalement reliée à l’électricité et qui ne connaît de l’image du juif que Le Juif Süss, largement projeté dans les salles de cinéma allemandes, on imagine à quel point il est aisé de convaincre le peuple du « péril juif »…

Bien entendu, personne ne va s’émouvoir de la Nuit de Cristal qui va ravager les commerces, quartiers et lieux de culte juifs — dont la Grande Synagogue de Berlin — en novembre 1938. Tout arrive pour une raison. Ils l’ont cherché ! Et cet événement dramatique, qui va s’inscrire durablement dans l’histoire du pays, a même donné lieu à des sorties scolaires dès le lendemain. Une « activité éducative » en quelques sortes… 

« Les monstres existent, mais ils sont trop peu nombreux pour être vraiment dangereux ; ceux qui sont les plus dangereux, ce sont les hommes ordinaires, les fonctionnaires prêts à croire et à obéir sans discuter. »

Primo Levi.

N’oublions pas non plus les braves pompiers berlinois qui étaient bien sûr présents lors de l’incendie de la Grande Synagogue de Berlin. Seulement, ils ne l’étaient pas pour maîtriser les flammes qui ravagaient le majestueux bâtiment, mais pour s’assurer qu’elles ne se propagent pas aux habitations voisines. Il ne fallait pas que les appartements de « berlinois innocents » partent en flammes…

Rien d’anormal à tout cela.

La Grande Synagogue de Berlin après la Nuit de Cristal. Novembre 1938.

Bien que tous ces éléments nous soient connus aujourd’hui, ce qui confère son aspect unique à ce documentaire n’est pas tant le fait qu’il soit richement illustré, mais également commenté par des témoins eux-mêmes, voire des… acteurs. Ce qui est encore plus exceptionnel. Et inédit.

Tour à tour, les derniers témoins prennent la parole devant la caméra de Luke Holland. Certains n’étaient alors que des enfants. Des enfants embrigadés dès leur plus jeune âge et qui voulaient déjà, à onze ou douze ans, détruire le quartier général des communistes.

Pour leur anniversaire, il n’était pas rare que ces gamins et gamines reçoivent comme présents de leurs parents une chemise brune et un pantalon noir. 

Là encore, rien d’anormal à tout cela.

Plus séduits par l’uniforme que par les valeurs du Parti, aucun d’entre eux ne possède réellement de tenue civile. L’uniforme était de rigueur du matin au soir.

Quant aux parents, qu’il s’agisse de nounous, de fermiers, d’anciens garde-barrières dont le quotidien était ponctué par le passage de wagons à bestiaux filant vers l’Est, ou pire, d’ « employés administratifs », tous s’accordent sur le fait qu’ils n’ont « rien à voir avec tout ça » et qu’il faisaient « juste leur travail ». Des mots Ô combien souvent entendus… 

Entre ceux qui disent que tout le monde savait, et ceux qui disent qu’ils ignoraient tout, qui croire ?

« Mon espoir pour le ‘Dernier témoignage’ est que les gens réfléchissent à son importance historique, mais aussi qu’ils réfléchissent à leur propre place dans le monde démesurément complexe d’aujourd’hui. »

LUKE HOLLAND, RÉALISATEUR.

Mais le plus effroyable, en-dehors des propos de « simples civils innocents », ce sont très certainement les interviews que le réalisateur est parvenu à obtenir d’anciens membres de la Wehrmacht, de gardiens de camps ou de la Waffen SS, l’unité d’élite du Troisième Reich. S’ils disent n’avoir rien à voir avec les atrocités commises — encore et toujours — leur manque d’empathie et leur « fierté d’avoir fait partie de cette unité » glace le sang ! 

Ces hommes qui ont pourtant détruit des villages et rayer des populations civiles de la carte, comment pourraient-ils être coupables de quoi que ce soit ?

Seul le tribunal de Nuremberg les a reconnus coupables. Et « Nuremberg n’est pas un tribunal allemand ». Alors quoi ? 

Le négationnisme et la non-condamnation d’Adolf Hitler pour ses actes, ainsi livrés face-caméra, sont terrifiants. Selon eux, les idées du Führer étaient « justes », mais peut-être les juifs auraient-ils dû être expulsés plutôt qu’assassinés. C’est donc avec une certaine fierté que l’on ressort de tiroirs rarement ouverts de vieux objets à la gloire du Troisième Reich, sur lesquels la croix gammée domine.

Une autre fois, [Luke] Holland rangeait son matériel quand l’ancien membre SS Karl Hollander l’a arrêté. Il a dit : « Herr Holland, vous avez encore un peu de temps ? Venez, je veux vous montrer quelque chose. »
Je l’ai suivi dans les escaliers — cette séquence est dans le film — et il a sorti une boîte et a présenté toutes ses médailles de guerre. Je me suis dit : « Qu’est-ce que ça veut dire ? » Mais je me suis aussi dit : « Je ne vais pas rater l’occasion de lui poser des questions difficiles ». C’est là que j’ai réussi à lui faire reconnaître qu’il honorait toujours Hitler. Il ne l’avait pas dit en bas et il ne l’avait pas dit en sept heures d’interviews, mais maintenant il le disait. C’est devenu une scène très importante et troublante qui, je l’espère, va impressionner le public. »

Débuté en 2008 et poussé par les secrets de son propre héritage juif — ses grands-parents ont péri dans les camps —, Luke Holland a passé dix années à collecter plus de trois cents entretiens. Élevé dans l’ignorance de son ascendance juive, Le dernier témoignage répond à une quête familiale personnelle, appuyé par les conseils avertis du psychologue Robert Jay Lifton ou encore de Claude Lanzmann, l’inoubliable réalisateur de Shoah, qu’Holland rencontre en 1990.

Effrayant et pourtant essentiel, Le dernier témoignage est un documentaire qui fera date !

Le dernier témoignage, de Luke Holland, en salle à partir du 23 mars.

Si vous désirez aller plus loin :

Enfants de nazis, de Tania Crasnianski, aux éditions Pocket. 288 pages. 6,95€.
Ces nazis qui ont échappé à la corde, de Jean-Paul Picaper, aux éditions Mon Poche. 684 pages. 9,80€.
Le chef du contre-espionnage nazi parle, de Walter Schellenberg, aux éditions Tempus Perrin. 618 pages. 11,00€.
Les nazis en fuite, de Gerald Steinacher, aux éditions Tempus Perrin. 680 pages. 11,00€.
Portraits de nazis, de Werner Brest, aux éditions Perrin. 350 pages. 19,00€.
L’héritage du commandant : le petit-fils du commandant d’Auschwitz raconte, de Rainer Höss, aux éditions Notes de Nuit. 254 pages. 20,00€.

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