« Le magicien d’Auschwitz », le nouveau roman de José Rodrigues dos Santos

Comment parler de ce qui, par essence même, échappe aux mots ? Comment nommer l’Innommable ? Comment penser l’Impensable ? Parler de  la Shoah c’est, par définition, déjà encourir le double risque de l’inexact et de l’impudeur. Alors que dire d’en faire une fiction ?

Il faut pratiquer la forme de l’ellipse, s’imposer le détour, le contournement. Après tout, les nazis, eux-mêmes ne nommaient pas mais recouraient aux euphémismes… Voilà donc le parcours auquel s’est efforcé José Rodrigues dos Santos, l’auteur portugais de ce très beau récit consacré à un épisode de la Shoah.

On suit, par le biais de ce qui serait au cinéma un montage alterné, les itinéraires personnels de deux personnages : Herbert Levin, juif berlinois, illusionniste de son métier, connu dans son art sous le titre de « Grand Nivelli », exilé avec femme et enfant à Prague ; et Francisco Latino, légionnaire portugais, engagé volontaire dans les escouades du général Franco puis combattant au milieu des soldats de la Wehrmacht, du côté de Leningrad.

L’une des habiletés de ce roman (qui n’en est certes pas dépourvu) est de ne faire apparaître Auschwitz, annoncé par le titre, que dans la troisième et dernière partie du récit. Comme si précisément, tout déplacement, tout cheminement, tout itinéraire — tant celui du déporté, Herbert Levin, que celui du légionnaire devenu S.S. man, Francisco Latino — ne peut, venant du Portugal, passant par l’Espagne, Berlin, Prague, Leningrad… qu’aboutir à ce point névralgique et totalement inexistant sur toutes les cartes connues à l’époque (Auschwitz n’étant que l’approximative traduction allemande du nom polonais).

Un nom destiné à devenir synonyme international d’horreur et d’abjection. 1942-1943 : tous les chemins mènent à Auschwitz !

Tous les personnages convergent vers ce point : l’enfer du monde ! Quelque chose qui ne peut être dit, pensé, conçu ! Et ces personnages, eux aussi, traversent l’incertain, le flou, l’indirect : Herbert Levin est allemand mais contraint de fuir à Prague, il ne revendique pas sa judéité mais il est rattrapé par elle, et contraint de l’assumer. Francisco quant à lui n’est pas un nazi convaincu, et il trouve moyen, au surplus, de tomber amoureux d’une juive russe, Tanuscha. Comme s’il ne pouvait échapper à la situation dramatique de l’Europe de son époque.

Aucun de ces personnages n’est tout d’une pièce, on est bien loin de la simplification angélique d’un film hollywoodien. Ils ne sont ni des monstres, ni des innocents, mais parfois, tour à tour, l’un ou l’autre : des êtres humains, pris dans leurs faiblesses et leurs contradictions. Même, et y compris, ceux qui font partie du conseil juif de Theresienstadt et qui sont amenés à collaborer avec les nazis dans le travail de sélection et de déportation ; même, et y compris, ceux qui seront engagés dans les Sonderkommandos et vont seconder les nazis dans la pratique de l’extermination.

A plusieurs moments, on pense au très beau film de Roberto Begnini, La vie est belle ; le roman possède cette même qualité de « transfiguration » du réel qui permet de l’endurer sans le trahir. On pense aussi au Fils de Saül, de László Nemes, car le roman, de la même façon, n’hésite pas à plonger au cœur de l’enfer pour détailler la cruauté acerbe de l’univers concentrationnaire. On pense enfin (mais on y pense toujours) à Primo Levi.

Et on n’exceptera pas de noter l’étonnante ironie cinglante d’un titre polysémique, puisque Le magicien d’Auschwitz, s’il renvoie naturellement à ce malheureux illusionniste déporté dans l’enfer nazi, renvoie aussi à un autre magicien, Adolph Hitler, auteur de magie noire celui-ci, qui réussit à concrétiser ce qu’on aurait pensé ne jamais pouvoir exister : la mort à grande échelle, le génocide devenu systématique, la destruction conçue comme une usine.

José Rodrigues dos Santos montre bien la minceur et la fragilité de la frontière séparant la magie blanche de la magie noire, le mythe du bobard, la superstition du mysticisme, et il nous rappelle à quel point l’idéologie nazie était fondée sur des séries de croyances d’une absurdité frisant l’idiotie.

Ainsi, on nous rappelle que c’est en se fondant sur la supériorité supposée de la race allemande qu’Hitler envoya son armée à la conquête du territoire soviétique, en plein hiver, sans l’avoir ni préparée ni équipée convenablement : il lui paraissait aller de soi que l’allemand triompherait du froid !

Ainsi, la réalité, parfois, vous a-t-elle des coquetteries de fiction !

Le magicien d’Auschwitz, de José Rodrigues dos Santos, aux éditions HC Hervé Chopin. 443 pages. 22,00€.

Si vous désirez aller plus loin :

Holocauste, une nouvelle histoire, de Laurence Rees, aux éditions Livre de Poche. 872 pages. 9,90€.
Histoire de la Shoah, de Georges Bensoussan, aux édition PUF. 128 pages. 9,00€.
Atlas de la Shoah. La mise à mort des Juifs d’Europe. 1939-1945, de Georges Bensoussan, aux éditions Autrement. 96 pages. 19,90€.

Et pour la jeunesse :

Si je reviens un jour. Les Lettres retrouvées de Louise Pikovsky, de Stéphanie Trouillard et Thibaut Lambert, aux éditions Des ronds dans l’O. 112 pages. 20,00€.
La Shoah, des origines aux récits des survivants, de Philip Steele, aux éditions Gallimard jeunesse. 96 pages. 19,95€.
Histoire de la Shoah : de la discrimination à l’extermination, de Clive A. Lawton, aux éditions Gallimard jeunesse. 48 pages. 14,00€.
Auschwitz, de Pascal Croci, aux éditions EP. 64 pages. 16,00€.

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