« Shttl », un premier long-métrage d’une rare beauté signé Ady Walter

Shttl, le premier long-métrage du réalisateur franco-argentin Ady Walter, est bien plus qu’un film. C’est un témoignage. Celui d’une Europe en guerre et d’une Russie en passe de l’être, mais aussi et surtout celui d’un monde voué à disparaître dans les flammes : celui des shtetls ; quant à ses habitants, c’est dans celles des camps de la mort qu’ils périrent.

Si l’originalité de ce film ne réside pas dans son sujet, toujours est-il qu’Ady Walter a su livrer ici une pépite traitant certes de la Shoah, mais de manière bien différente, abordant tout à la fois la politique, la jalousie, l’amour, le sacrifice…

Juin 1941, Galicie orientale. Divisée en deux parties suite au pacte de non-agression entre Hitler et Staline, les juifs de la région de Sokla, sous contrôle russe, sont quelque peu soulagés de se retrouver « du bon côté » de la frontière. Certes l’antisémitisme y est présent, mais pour le moment de manière plus insidieuse qu’en Pologne occupée. On assiste bien évidemment à la soviétisation des esprits et à l’apologie du camarade Staline dont le portrait trône au centre des villes et villages les plus reculés, au premier chef desquels les shtetls.

De vexations en fermetures de yeshivot, certaines se plaisent toutefois à croire que Staline et Lénine sont de grands hommes car ils les protègent. Soviétisation des esprits vous disait-on !

Après une absence de plus de deux ans, Mendele revient dans son shtetl en compagnie de Demyan, son meilleur ami. Mendele est soldat de l’armée rouge, au sein de laquelle il occupe le poste de cinéaste. Mais son retour n’est pas vu par tous d’un bon œil : pour des raisons personnelles tout d’abord, liées au suicide de sa mère ; pour des raisons politiques ensuite, car considéré comme un traître à son Peuple.

« Je voulais que le dispositif filmique et de mise en scène permette l’immersion complète dans le quotidien d’un shtetl à un moment où les bouleversements idéologiques, religieux, politiques et historiques sont nombreux. Car le village juif ukrainien, en cet été 1941 qui lui sera fatal, est loin d’être ce monde immuable où la vie est la même depuis toujours : la superstition, le poids de la religion, les élans mystiques sont encore puissants, tout comme la misère d’ailleurs, mais la modernité souffle par tous les interstices, les fracas du siècle frappent à la porte. » Ady Walter.

Dès lors, deux clans ne vont pas tarder à se former : d’un côté les hassidim, gardiens de la foi et des traditions, de l’autre ceux qui flirtent avec les idéaux socialistes, séduits par les discours du Soviet Suprême. Et comme si cela ne suffisait pas, le jeune homme se trouve également mêlé à une histoire d’amour avec la jeune et jolie Yuna, avec qui il était fiancé avant de fuir le shtetl. Pour couronner le tout, ladite Yuna est censée épouser quatre jours plus tard Folye, ancien boucher qui se rêve rabbin du village.

L’instigateur de la division qui se creuse de jour en jour est donc tout trouvé : Mendele.

Le pire, c’est que Yuna n’éprouve aucun sentiment pour Folye, bien au contraire. Elle ne supporte pas ses manières, et plus largement les hassidim dans leur ensemble. Mais que faire ? Annuler le mariage et jeter l’opprobre sur toute sa famille ? Mendele ayant décidé de partir, il a bien fallu trouver un autre prétendant. Le choix est certes discutable, mais…

Le 22 juin 1941, en brisant le pacte de non-agression et en envahissant l’URSS, Hitler déclenche l’opération Barbarossa. Ceux qui jusque-là se croyaient à l’abri vont se trouver confrontés à l’horreur nazie. Quelques heures plus tard, les premières exécutions par balles de juifs allaient débuter.

Tourné en Ukraine six mois avant l’offensive russe, Shttl résonne aujourd’hui de manière particulière : l’Ukraine est toujours en guerre contre les armées de Vladimir Poutine ; quant à l’État hébreu, depuis le 7 octobre c’est contre les terroristes du ‘hamas et les pogroms commis contre les civils israéliens qu’il se bat.

Pour les besoins du film, un village complet a été reconstruit à une soixantaine de kilomètres de Kiev : vingt-cinq bâtiments et l’une des plus grandes synagogues peintes à la main au monde, le tout basé sur des documents et des photographies d’archives ukrainiens.

Affiche ukrainienne du film Shttl, d’Ady Walter, sorti le 26 octobre 2023 en Ukraine.

Et si vous vous demandez pourquoi Shttl et non « Shtetl », il s’agit tout simplement d’un clin d’oeil à La disparition, le fameux livre de Georges Perec qui ne compte aucun « e ». Ce « e » manquant fait également référence à l’absence causée par la Shoah, le père de Georges Perec étant mort au front, tandis que sa mère fut assassinée à Auschwitz.

Quant au rôle de Mendele, il est magnifiquement campé par Moshe Lobel, juif yiddishophone de Brooklyn qui a déjà un beau palmarès à son actif, du musical Un violon sur le toit en 2018 jusqu’à Unorthodox en 2020.

« Jouer ce rôle a été une très grande expérience pour moi. Il m’a reconnecté à mon propre passé, de la même manière que Mendele dans le film. Comme lui, j’ai quitté une communauté restrictive et isolée pour poursuivre mes rêves et la vie que j’avais choisie ; quant à mon shtetl, c’était celui de la communauté de Satmar, à Brooklyn, New York. » Moshe Lobel.

En compétition dans de très nombreux festivals — Berlin, Rome, Atlanta, Cleveland… —, diffusé en avant-première au London Film Festival en octobre 2022, Shttl est actuellement dans la short-list pour représenter l’Ukraine aux 96ème Academy Awards de Los Angeles. En salle en France le mercredi 13 décembre, Shttl est distribué par Urban Distribution.

Shttl, d’Ady Walter, en salle le 13 décembre 2023.

Si vous désirez aller plus loin :

Contes yiddish, de Chelm à Varsovie, de Sarah Schulmann, aux éditions Ecole des Loisirs. 163 pages. 8,50€.
Un juif en Ukraine au temps de l’Armée rouge. Des pogroms à la guerre civile, de Joseph Berman, aux éditions L’Harmattan. 162 pages. 14,50€.
Le vagabond d’Ukraine… ou les tribulations d’un petit juif du Dniepr, de Syla Chliamovitch et Zelman Retchitsky, aux éditions Atlande. 271 pages. 18,00€.
Mémoire du yiddish, de Rachel Ertell et Stéphane Brou, aux éditions Albin Michel. 224 pages. 19,00€.
Un shtetl, de Yitskhok Meyer Weissenberg, aux éditions Classiques Garnier. 136 pages. 22,00€.
Le shtetl, de Rachel Ertel, aux éditions Payot. 384 pages. 23,00€.

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2 commentaires sur « Shttl », un premier long-métrage d’une rare beauté signé Ady Walter

  1. Excellent – il était important de revenir sur époque et la culture du Shettl qui sont pour beaucoup de nous une origine de nos familles dont nous avions oublié la trace

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